Le sourire assassiné

Le sourire assassiné
Elle est filmée parmi d'autres enfants réfugiés, elle, la petite fille au grand sourire. Quand l'homme avec un micro lui demande son nom, elle répond qu'elle ne sait pas. Il suppose que c'est parce qu'elle est traumatisée, c'est normal c'est la guerre. En réalité son père lui a répété plusieurs fois, ne dis ton nom à personne, si tu dis ton nom on saura d'où tu viens, ça peut être très dangereux. Si elle dit son nom la petite fille au grand sourire peut mourir, elle ne comprend pas bien pourquoi. Elle ne veut pas mourir, enfin elle a peur d'avoir mal. Alors quand l'homme au micro lui demande son nom elle répond qu'elle ne sait pas, en le regardant droit dans les yeux, avec son grand sourire.
Un soir de la semaine dernière, son père l'a taquinée gentiment parce qu'il lui manque deux dents de devant. Puis il l'a prise dans ses bras et l'a serrée très fort. Tu es le soleil de ma vie et tu as le plus beau sourire du monde. Ton sourire fait fuir le malheur. Ton sourire rend le monde meilleur. Ne t'inquiète pas tes dents reviendront.

Mes dents reviendront peut-être mais papa, lui, ne reviendra jamais. C'est sûr. Papa est mort. Ces mots tournent dans sa tête. Papa est mort. Elle ne veut pas réaliser. Papa est mort. C'est la première fois qu'elle se cogne contre le temps. Elle aimerait revenir en arrière, pas beaucoup, juste assez pour que ce ne soit pas arrivé, pas plus, même s'arrêter au temps des bourreaux mais juste assez pour que son père soit là pour la serrer fort et lui dire qu'elle a le plus beau sourire du monde. Au lieu de ça c'est cette boule dans le ventre.
 
Le sourire assassiné
Elle oublie presque qu'elle a faim. Son père a emporté avec lui beaucoup de certitudes. Les adultes protègent les enfants, les grands n'ont pas peur, un homme ne pleure pas. Elle a vu les bourreaux tirer sur ses cousins pour les empêcher de s'échapper, vu la terreur dans les yeux écarquillés de sa mère, entendu les sanglots infinis de son oncle. Pour la défendre il lui reste son grand sourire.

Tout à l'heure elle jouait à cache-cache avec d'autres enfants du camp. Et puis elle s'est figée. Les mots sont revenus. Papa est mort. Elle a eu honte. Elle s'est sentie coupable d'avoir joué, ri, oublié quelques instants. Papa est mort et je m'amuse. Je suis un monstre.

Maintenant l'homme au micro lui demande où est son père. Elle sourit. Papa est mort. Il est mort.
Le sourire assassiné
Alors elle a beau résister, son regard se voile et se détourne, alors le plus beau sourire du monde se crispe et s'évanouit, alors la petite fille au grand sourire, qui espérait garder au moins ça, met sa main devant ses yeux, cache son visage et laisse couler ses larmes en silence.

Christian Dehais. 22/04/2017 Tous droits réservés.

Texte inspiré par l'article de Preemptive love coalition "Stories From Fallujah: The Children Who Escaped War "
Illustration "Le sourire assassiné" issue de la vidéo contenue dans l'article https://www.youtube.com/watch?v=-Mg6cad21cg